Le secteur de la pêche à Rodrigues selon les autorités, est appelé à devenir l’un des piliers économiques de l’île. Pour le Commissaire de tutelle Louis Ange Perrine, qui dit vouloir ‘tir bann peser dan sitiasion difisil kot zot ete’(ndlr : retirer les pêcheurs de leur actuelle situation de difficulté), Rodrigues doit pouvoir exporter du poisson d’ici décembre prochain. Pour y arriver, l’île s’est positionnée sur le modèle Seychellois. Mais selon certains observateurs, pas mal de barrières restent à faire tomber avant d’y parvenir. Car tout le potentiel que possède ce secteur n’est pas exploité comme il le devrait. C’est un fait qu’avec l’agriculture et l’élevage (agriculture de subsistance), la pêche a toujours été un secteur nourricier pour la population locale. Alors pourquoi ce secteur, qui est d’une importance capitale pour l’économie Rodriguaise, peine-t-il à démarrer pour atteindre une vitesse de croisière ? Les avis divergent.
Le lancement des Assises de la Pêche à Rodrigues (un exercice de consultations, de réflexions et de partage d’expériences et d’expertises) eut lieu en novembre dernier à l’occasion de la journée mondiale de la pêche, avec la participation de plusieurs parties concernées de la région océan indien. L’objectif étant de développer un plan stratégique sur la politique à adopter, ainsi que les actions à être entreprises afin de faire avancer ce secteur qui doit devenir productif. Un projet annoncé par le Chef commissaire Johnson Roussety lors de son discours budgétaire pour l’année 2022-2023. La ‘Fédération des Pêcheurs Artisans de l’Océan Indien’, qui comme son nom l’indique regroupent des pêcheurs artisans (bann ti peser) de la région océan indien, était également présente, à travers Patrick Fortuno, son secrétaire. Celui-ci explique que la fédération milite depuis 1997 afin de trouver des moyens pour permettre aux pêcheurs, ainsi qu’à leurs familles, d’avoir un niveau de vie décent. « La voix des pêcheurs doit être entendue. Ces derniers doivent être visibles parce-qu’ils ont des droits. Ils doivent être conscients de leur importance, de leur valeur. Aujourd’hui, nous avons besoin de soutien et d’encadrement nécessaire pour avancer et progresser. Nous ne ferons pas de miracle, mais nous continuerons à nourrir la population et combattrons la pauvreté», dit-il. Rajoutant que la communauté des pêcheurs a désormais pour vision de devenir un partenaire responsable pour la pêche durable, en devenant partie prenante dans l’économie. Il demande également aux pêcheurs de faire en sorte de changer le ‘schéma cliché’ qui leur colle à la peau.
Il n’est un secret pour personne que le lagon de Rodrigues est surexploité. Selon les pêcheurs, ‘il ne nous reste plus rien dans le lagon’. L’appauvrissement du lagon s’explique par plusieurs facteurs. A savoir le changement climatique qui entraîne le blanchiment des coraux, et la pêche frauduleuse, pour ne citer ceux-là. Et dans la lutte contre la pêche frauduleuse, des centaines de mètres de filets et de sennes illégaux sont régulièrement saisis. Toutefois, les fraudeurs se font rarement attraper. Pour rappel, les ‘Fisheries Posts’ de Graviers et Petite Butte avaient été fermés dans un premier temps l’année dernière et les gardes pêche qui y étaient postés transférés dans les locaux de la SEMPA (South East Marine Protected Area) à Port Sud Est. Cependant, après un levée de bouclier, un ‘special squad’ a été déployé à Graviers. La ‘Watch Tower Fisheries Post’ (tour de contrôle) à Montagne Plate, inaugurée en 2018, devra, selon le Commissaire Perrine, être ‘pulled down’ ‘parce qu’elle penche et risque de tomber’. En outre, les 11 bateaux que possèdent l’Assemblée régionale et dont cinq opéraient sous la houlette de la fédération des pêcheurs ont été ‘repossessed’ par les autorités en 2022 afin d’être remis en état ‘parce-qu’ils dorment depuis plusieurs années à Pointe Monier’.
Les pêcheurs aujourd’hui s’expriment avec amertume. ‘Nous quittons la terre depuis 5hrs le matin, nous dépensons pour l’essence pour notre pirogue mais nous retournons bredouille aux alentours de 10hrs. Même pas de quoi pour nous et ne savons plus comment faire pour nourrir nos familles. Il n’y a plus d’avenir dans la pêche’, déclarent ‘Ton Joel’ et ‘Ton Fils’, deux pêcheurs habitant Graviers. Idem pour Christine Gentil, piqueuse d’ourite de la même localité. ‘Nous sommes habituées à faire du travail alternatif (en période de fermeture les pêcheurs sont affectés à d’autre travaux et payés des fonds publics) lors de la fermeture de la saison de pêche à l’ourite ce qui est correct. Mais souvenez-vous lors de la réouverture de la saison de pêche à l’ourite la dernière fois en octobre (2022 ), cela a été une catastrophe. Nous n’avons rien pris et ne me demandez pas pourquoi, moi même je n’y comprends rien. En tout cas de mon côté j’ai respecté la saison de fermeture, mais je n’y comprends rien et j’ai une famille à nourrir. Je ne sais pas comment cela va être cette fois-ci’, soutient-elle.
Jacques Harry Chevery, un pêcheur d’Anse Quitor abonde dans le même sens. ‘Je ne saurais dire pour tout Rodrigues, mais dans la région ici il y a du poisson. Cependant je ne parle pas que pour moi, mais bien pour toute la communauté des pêcheurs. Je ne sais pas ou se situe le problème. Dans certaine région les pêcheurs meurent de faim. Ces déclarations des autorités qui disent que Rodrigues exportera ses poissons… Je ne suis pas St-Thomas, mais pour y croire il faudra que je le vois. Ils rajoutent qu’il faudra inverser le pyramide de sorte à ce que les voix provenant d’en bas puissent monter avant toute prise de décision, là aussi je demande à voir’, dit-il. Même Julius Aimable, un pêcheur Seychellois, reste sceptique. Pour lui, les autorités ne donnent pas suffisamment d’opportunités aux pêcheurs locaux. Il estime qu’il faut plus de volonté politique de la part des dirigeants. ‘je lance un appel à tout les pêcheurs de Rodrigues ; il vous faut vous regrouper pour être plus fort et que vos doléances soient entendues par les décideurs. Un pêcheur peut sortir en mer le matin et on est jamais certain de son retour. La vie de pêcheur n’est en rien facile. Si vous ne vous regroupez pas vous ne sortirez jamais du tunnel et vos vies ne s’en trouveront pas meilleures’, soutient-il.
Le Vice président Seychellois, Jean Francois Gabriel Ferrari, qui est également Ministre de la Pêche et de l’Economie bleue de son pays, a, lors d’une visite officielle à Rodrigues en décembre 2022, réaffirmé l’engagement total du gouvernement Seychellois à soutenir Rodrigues dans sa démarche. ‘Je suis de tout cœur avec vous, les Seychelles sont avec vous. Nous vous aiderons. Seychelles aidera Rodrigues, mais vous avez des efforts à faire. Le poisson ne doit plus être vendu sur le chemin ou sous les boutiques. Vous devez être capable de présenter un bon produit joliment emballé pour pouvoir exporter’, dit-il. Et justement, les pêcheurs sont régulièrement formés pour la pêche artisanal hors lagon. Ils ont également reçu des équipements de pêche en janvier dernier. Parmi, certains ont obtenu leur ‘kart peser’, qui selon le Commissaire, n’est pas une carte professionnelle mais une carte sociale. Et afin de valoriser les métiers de la mer, une exposition avait été organisée le 8 juin 2022 à l’occasion de la Journée mondiale des océans. Car la pêche, un secteur clé mais ‘l’enfant pauvre’ de l’Etat, est appelé à émerger pour devenir un secteur porteur de revenus.
Selon les chiffres officiels, 16 000 tonnes de poissons sont pêchés dans les eaux Rodriguaises chaque année. Mais ces chiffres, selon les autorités, ne reflètent pas la réalité, car il semblerait que seulement 5 000 tonnes de poissons sont pêchés dans les eaux Rodriguaises. Et 1 400 pêcheurs sont enregistrés dans l’île. Selon le Dr S. Sweenarain, un ‘Fisheries Economist’ qui travaille actuellement sur le projet ‘ECO-FISH’, la pêche hors lagon rapporte plus de Rs 1 milliard dans l’économie. Toutefois, l’Etat reste pauvre.
Le prix de vente de l’ourite sera bientôt fixé, à l’instar de celui du poisson qui est fixé selon les différents grades. Car jusqu’à tout récemment, le prix de vente de cette ressource avait atteint Rs 200 le demi kilo, ce qui ne permettait pas à une grande partie de la population de s’en procurer. ‘Je suis ravie d’apprendre que le prix de l’ourite sera fixé, elle devenait trop chère. Mais dans le fond je pense que cela n’y changera rien. C’est les acheteurs de Maurice qui dictent leurs lois. Ils viennent ici pour acheter les ourites afin de les exporter tandis que la population locale ne peut en acheter pour sa propre consommation. Ils n’hésitent pas à proposer un prix fort afin de tout nous raffler. Il aurait fallu aussi fixer un quota d’exportation afin que les Rodriguais puissent avoir accès à l’ourite eux aussi. Cette affaire d’ouverture et de fermeture de saison de pêche n’est pas dans l’intérêt de la population’, déclare une ménagère.
Selon Louis Ange Perrine, qui prône une pêche à l’ourite éco-responsable, de nouveaux règlements entreront bientôt en vigueur concernant cette pêche. Règlements qui stipulent, entre autres, que ceux désireux de s’adonner à cette activité lors de la réouverture, devront officiellement détenir un permis à cet effet. Depuis 2012, s’agissant de la protection des ressources marines et des crustacés, plusieurs règlements ont été votés à l’Assemblée régionale. Notamment le ‘Rodrigues Regional Assembly Octopus Closure Season’ ‘Regulations 2012’, le ‘Rodrigues Regional Assembly Restriction on Fishing of Crabs’ ‘Regulations 2021’, le ‘Rodrigues Regional Assembly Restriction on Fishing of Shrimps’ ‘Regulations 2021’ et le ‘Rodrigues Regional Assembly Restriction on Fishing of Lobsters’ ‘Regulations 2021’. A noter que la fermeture saisonnière d’été de la pêche à l’ourite cette année est du 20 février au 21 mars. Et l’ouverture de la pêche à la senne est prévue comme à l’accoutumé le 1er mars.
Il est indéniable que le pêcheur est un membre à part entière de la société. Personne ne peut s’arroger le droit de le traiter comme un ‘laissé pour compte’. Les nouveaux dirigeants du jour affirment avoir la volonté de changer les choses pour que la vie des pêcheurs changent et que ces derniers ne soient plus exploités par les intermediares. Pour le Dr S. Sweenarain, le pêcheur est au centre de son avenir et a le devoir et l’obligation de faire des choix face à sa propre vie. ‘To lavenir li dan to lamain’ (ton avenir est entre tes mains), dit-il. Alors, ou est-ce que le bat blesse ?
Eileen Flore